A nouveau, se souvenir
Carnet du Paysage. Paysage de la santé, Santé du paysage N°37, 2020, page 122
“Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux.”
René Char
C’est par l’embrasure de la porte que j’aperçois dans la pénombre l’homme alité, immobile. Ses yeux clos me dissuadent d’aller plus avant, comme les jours précé- dents d’ailleurs. Je le pense endormi. “Des jours durant il reste ainsi”, me répond l’infirmière auprès de laquelle je m’enquiers de son état. Cette fois, je frappe à la porte. D’une voix claire qui témoigne d’un état de vigilance, il m’invite à entrer. “Je m’appelle Sophie”, lui dis-je en guise d’introduction. “Marc”, me répond-il.
Ici les murs sont nus : aucune photo de famille, aucun dessin d’enfant, aucun indice qui raconterait des bribes de la vie de l’homme aux yeux clos. Composer un cadre à son goût, à sa mesure ne le préoccupe pas. Je le lui fais remarquer. “C’est parfaitement inutile”, me dit-il en m’invitant à m’asseoir. Son invitation conjuguée à sa décision de maintenir ses paupières baissées m’intrigue. Alors il me raconte le blanc autour de lui, le froid mordant, la lumière crue, les sons feutrés. “À l’avant de l’attelage, il y a Archy et Fao. Une fois qu’ils sont lancés, c’est magnifique. C’est comme si la meute dansait. J’aime le son du souffle de mes chiens.” Marc le musher(1) me décrit avec passion et aussi une once de fierté les souvenirs de cette longue course de 2 010 kilomètres qu’il remporta avant que la maladie ne s’interpose.
Trois bons quarts d’heure plus tard, avant de refermer la porte derrière moi, je regarde une nouvelle fois les murs de sa chambre. Peu importe qu’ils soient nus, cet homme est ailleurs.
Lorsque nous nous revoyons, c’est à nouveau de derrière ses paupières qu’il raconte. Le Haut-Jura est sa destination du jour. À mes questions de profane, il répond avec précision, décrivant ce qui l’entoure, notamment ce qu’il perçoit : la lumière du jour, le bruit des gouttes de givre qui tombent sur la neige, les branches qui craquellent, la glisse des patins du traîneau. Tous ses sens sont convoqués. En l’écoutant, j’appréhende immédiatement combien le paysage, loin d’être un décor qu’il observe, est tout au contraire sa matrice. Une réalité intime avec laquelle il fait corps. Une réalité qui met en résonance un dedans et un dehors. On est bien loin de la réalité du chercheur à la paillasse, l’œil rivé au microscope ou même de l’idée que “le paysage serait toujours le produit d’un regard « étranger » au lieu (2)”. Marc le musher arpente ces étendues loin de la chambre de ce service de soins palliatifs où il séjourne depuis plus de dix jours. Si je veux maintenir le fil de son récit, retrouver les paysages où il se love, je dois me laisser transporter. Du paysage, on ne peut se maintenir aux confins.
Dans le service hospitalier où je travaille comme biographe, l’empathie est au cœur de mon activité. Cette posture que je défends et assume est empreinte de subjectivité. Elle est depuis longtemps présente dans mon travail d’ethnologue, notamment dans les relations que je tisse avec mes interlocuteurs sur le terrain. Dans chacune de mes deux activités, l’Autre est considéré comme une personne avant d’être une compétence, une activité, un état d’être (malade). Lorsque je travaille à l’hôpital, à la différence des autres membres de l’équipe soignante, je ne porte pas de blouse blanche ; je n’affiche pas une posture de soignante même si mon activité est en passe d’être considérée comme un “soin non médicamenteux” par les instances ministérielles. De la pathologie de la personne comme de sa vie, je ne connais que le strict nécessaire qui m’est transmis par l’équipe soignante ou par le médecin. Mes interventions visent à proposer aux personnes gravement malades de raconter des épisodes de leur histoire, des temps forts, des passions, des choix aussi. Se raconter peut aussi répondre au désir de transmettre à des proches, des descendants. Se remettre au cœur de sa vie par-delà la maladie. Pour le narrateur, il s’agit
bien souvent de redire ses origines filiales, son ancrage territorial, ses itinérances comme les détails les plus anodins de son existence. Mais comment se raconter ? Et par où commencer ?
Ces hommes et ces femmes, de tout âge avec qui je travaille, déplient un lieu de vie, des rencontres, des souvenirs savoureux, odorants, colorés, des scènes photographiques. Pour redonner vie à leurs lieux – pour rester en vie pourrais-je ajouter – pour me raconter leurs mondes, ils inventent une langue, leur langue, une langue des sens à l’instar de Marc le musher sur son traîneau tiré par ses chiens au milieu du Grand Nord. Pour évoquer leurs expériences, ils empruntent la voie de la sensorialité, la voie du corps. Ainsi entrent-ils en paysage par les sens. Par les sens, ils s’y maintiennent ; par les sens, ils y reviennent.
C’est bien dans un bain sonore que monsieur Paul passe ses journées. La qualité de son lecteur de disques compacts est à la hauteur de sa passion. Au bout du couloir, bien avant de passer la porte de sa chambre, Maurice Chevalier pousse la chansonnette. Monsieur Paul également. Son humeur, son caractère, son tempérament sont au diapason de ceux de son mentor, de celui auquel il a dédié sa vie professionnelle et dont il était le guitariste attitré. Les murs de sa chambre sont recouverts de photos illustrant les différents temps forts de sa carrière. Les plus écornées sont en grand format noir et blanc. Des portraits de monsieur Paul tout jeune homme, un visage d’ange, un regard de séducteur. Se côtoient la silhouette de Maurice Chevalier en pleine page de couvertures de magazine et quelques pochettes au format des 33 tours et 45 tours de disques vinyles. Pendant nos entretiens, chacun joue sa partition : Monsieur Paul, Maurice Chevalier et moi. Nous formons un véritable trio, et il ne saurait être question de suggérer à Monsieur Paul de mettre le chanteur en sourdine. Entre deux phrases, il fredonne, fait des pauses ; les chansons ponctuent son histoire. Elles sont le prétexte à de nombreuses anecdotes à propos de rencontres, d’enregistrements, de nuits blanches, de tour- nées. Tout est matière à commentaire. Lorsque les voix des deux hommes se superposent, je comprends que je l’ai perdu. Enfin pour un instant, le temps de l’intrusion d’une furtive réminiscence. Je quitte sa chambre, je le laisse seul en scène à jouir des derniers applaudissements.
La ferveur créatrice d’Henri n’a d’égale que sa logorrhée. “Savez-vous comment on fait pour voir le ciel étoilé en plein jour ?” me demande-t-il lors de notre première rencontre. Dans sa valise, point de chaussons ou de pantalon, mais des pinceaux, des crayons, des gouaches. “Tout mon matériel est là”, dit-il, et il poursuit comme pour lui-même : “Enfin, le nécessaire pour rester vivant.” À peine sèches, ses peintures sont fixées au mur. Le moindre papier vierge est aussitôt investi. Tout fait support, les enveloppes postales des courriers qu’il reçoit, le verso des ordonnances. À chacun de nos rendez-vous, il commente ses dernières peintures. Ses amis ont été sollicités pour lui apporter les toiles déjà peintes entreposées dans sa “tanière”. Chacune de ses productions est un paysage-monde ; chacune est une tête de chapitre ; chacune marque le début d’un long voyage discursif. Henri bourlingue, par la pensée. Il aime à raconter les femmes, ses rencontres de peintres contem- porains, ses lieux de vie insolites. Les paysages-mondes d’Henri sont des “touts”, des “touts” qui le contiennent, le constituent et le nourrissent aussi. S’extraire de sa chambre est toujours long et problématique car cela suppose de l’interrompre, de refermer la porte avant qu’il n’ait achevé sa phrase. Il le sait. Ne pas couper le fil est pour lui l’unique moyen de maintenir son paysage vivant. À distance de la béance. La solution de Bob n’est pas très différente de celle d’Henri. Dès le réveil, il va et vient à la recherche du juste emplacement. Puis il revient avec son chevalet pour peindre les alentours de son quotidien, ses paysages, son pays, son ancrage, comme pour mieux les faire siens. De toutes les tailles, reflétant toutes les lumières du jour, les aquarelles emplissent sa chambre. Depuis son départ, lorsque je passe devant l’une de ses toiles accrochées sur un mur de l’établissement, il m’arrive de rechercher l’emplacement du chevalet.
Loin d’être des aplats, les paysages de Marc le musher, de monsieur Paul, d’Henri et de Bob sont en trois dimensions. Ce sont des mondes, “leur” monde, qu’ils convoquent à loisir. Lors de nos séances de travail, toujours je suis à l’affût du mot, du motif, du ressort sensoriel, émotionnel qui les invitera au voyage. Aujourd’hui, après ses quelques années d’expérience, je suis encline à penser que ces petits ressorts sont pour mes interlocuteurs le moyen de pénétrer leur monde, leurs paysages. Grâce à ces petites clés gorgées de subjectivité (3), ils les convoquent comme d’autres appellent les divinités. Tels les tropismes de Sarraute, ils échappent au mécanisme de mémorisation volontaire : “Ils ne cherchaient jamais à se souvenir de la campagne où ils avaient joué autrefois, ils ne cherchaient jamais à retrouver la couleur et l’odeur de la petite ville où ils avaient grandi, ils ne voyaient jamais surgir en eux, quand ils marchaient dans les rues de leurs quartiers, quand ils regardaient les devantures des magasins, quand ils passaient devant la loge de la concierge et la saluaient très poli- ment, ils ne voyaient jamais se lever dans leur souvenir un pan de mur inondé de vie, ou les pavés d’une cour, intenses et caressants, ou les marches douces d’un perron sur lequel ils s’étaient assis dans leur enfance (4).”
Les petits sésames de mes interlocuteurs enclenchent immédiatement des “ressouvenirs inconscients (5)” – expression employée par Proust pour évoquer ces réminiscences impromptues étrangères à toute pensée volontaire. Toutefois, ces ressorts sensoriels ne sont pas par nature liés au paysage qu’ils convoquent tels les “porte- paysages” de Bernard Lassus (6) ou les “objets-totems” de François Béguin (7) qui s’apparentent davantage à des métonymies (cartes routières, timbres-poste (8)). Ces ressorts sensoriels sont personnels et n’ont nullement vocation à être socialement partagés (ce qui ne signifie pas qu’ils ne peuvent jamais l’être). L’odeur du sarrasin est une véritable poupée russe tant elle ravive immédiatement l’image de l’émotion sur le visage de mon père prêt à redécouvrir le plat cuisiné par sa mère au cours de son enfance en Pologne. Ici, mon émotion a rencontré celle de mon père confronté à son propre paysage, au point d’en devenir un pour moi. Et que dire de la madeleine de Marcel, des “Zwieback” (biscottes) de Richard Wagner (9), ou encore de l’odeur de la soupe à l’orge perlé de l’héroïne dépeinte par Ludmila Oulitskaïa ? À peine son odeur sentie que la scène apparaît : ce couple de mendiants réfugié dans la cage d’escalier de son immeuble auquel, à la demande de sa mère, elle portait une gamelle de soupe à l’orge perlé (10).
Est-ce l’émotion qui fait paysage ou le paysage intérieur qui fait émotion ? Sarrasin, soupe à l’orge perlé, madeleine sont autant de sésames sensoriels qui, produisant une vive émotion, donnent accès à des paysages intérieurs. Un “Meccano” magico-religieux, oserais-je dire, qui ne recourt pas à la pensée rationnelle. Si ce mécanisme de reviviscence en appelle à la sensorialité, il n’en est pas pour autant spécifiquement enfantin. L’entrée en paysage s’organise selon des mécanismes infantiles ; on ne saurait pour autant restreindre les paysages à la sphère enfantine.
Convoqué par la voie de la sensorialité, le mécanisme du “ressouvenir” constitue pour la personne un mode d’échange avec le monde, avec son monde, une voie directe qui pourrait se passer des circonvolutions langagières s’il n’était question de construire un récit. Nourrir, entretenir ces mécanismes pour pouvoir à tout moment (re)plonger dans ses paysages-mondes pour se les raconter, me les raconter, pour les transmettre à d’autres. Voilà une activité que mes interlocuteurs apprécient tout particulièrement. Enlacés par ses paysages-mondes, ils s’y lovent au point de s’y fondre. Lors de ma dernière séance de travail avec Marc le musher, l’infirmière me met en garde contre ses quintes de toux. Aussi, je décide de lui relire l’intégralité de son récit. À l’issue de la séance, alors que je la croise à nouveau dans le couloir, elle s’arrête et me dit : “À vous je peux bien le dire, quand il tousse, on pourrait croire qu’il aboie.”
1. Le musher est un meneur de chiens pratiquant la course en traîneau tracté. Ce terme viendrait du français “marche”, employé par les meneurs pour faire avancer leurs chiens et qui aurait été progressivement anglicisé par des conducteurs canadiens anglophones pour devenir “mush”.
2. Gérard Lenclud, dans son introduction à l’ouvrage collectif Paysage au pluriel, évoque ce point
de vue emprunté à Raymond Williams dans l’ouvrage que ce dernier a consa- cré à l’histoire de la campagne anglaise. Voir Gérard Lenclud, “L’ethnologie et le paysage”, dans Claudie Voisenat (dir.), Paysage au pluriel. Pour une approche ethnologique des paysages, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1995, p. 14.
3. Tentant de définir ce qu’est le “paysage”, ce qui fait ou non paysage, Gérard Lenclud emploie le terme “processus”. Voir “L’ethnologie et le paysage”, op. cit., p. 9.
4. Nathalie Sarraute, Tropismes, Minuit, Paris, 1939, p. 22.
5. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Paris, 1927.
6. Cité par Martin de La Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Anamosa, Paris, 2019, p. 148.
7. Cité par Pierre Sansot, “Pour une esthétique des paysages ordinaires”, Ethnologie française, “Crise du paysage ?”, vol. 19, n° 3, 1989, p. 242. 8. Martin de La Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, op. cit.
9. Luzius Keller, “La biscotte salvatrice. À propos des petites madeleines de Marcel Proust”, Poétique, 2004/3, n° 139, p. 271-277.
10. Ludmila Oulistkaïa, La Soupe à l’orge perlé et autres histoires, Plon, Paris, 2019.